Anjale est la dessinatrice d’Outre-mères, une bande dessinée essentielle sur le scandale des avortements forcés à La Réunion. Rencontre avec cette réunionnaise dont les dessins mettent en lumière une affaire révoltante et oubliée.
Le nom d’autrice de Gael Thirapathi, Anjale (se prononce « Andjalé »), est aussi son deuxième prénom. Un prénom choisi par ses parents en hommage à une militante mauricienne, Anjalay Coopen. Pas étonnant qu’à trente-trois ans, cette dessinatrice « Réulyonnaise » (comme revendiqué sur son compte Instagram) ait décidé de mettre ses crayons au service des droits des femmes. Dans Outre-mères, un roman graphique écrit par Sophie Adriansen, Anjale illustre « l’histoire vraie d’un scandale totalement oublié ». Nous avons échangé avec elle sur ce livre important, plein d’informations sans être indigeste, et qui met en lumière une affaire méconnue du grand public : les réunionnaises avortées sans leur consentement sur l’île dans les années 70.
Journaliste :
Bonjour, peux-tu te présenter en quelques mots ?
Anjale :
Je suis Anjale, je suis dessinatrice, je suis née et j’ai grandi à la Réunion. Après le bac, je suis partie faire des études de dessins à Lyon et après, je me suis plutôt orientée vers la bande dessinée.
Journaliste :
Le roman graphique Outre-Mères est sorti en octobre dernier aux éditions Vuibert, pourquoi avoir accepté de travailler sur ce projet ?
Anjale :
Ces dernières années, ç’a commencé à être important pour moi de m’orienter vers des projets qui soient un peu plus engagés. J’avais aussi cette envie de faire du lien avec la Réunion, parce que ça fait quinze ans maintenant que je vis à Lyon. Donc quand Sophie (Sophie Andriansen, autrice d’Outre-mères, NDLR) m’a proposé ce projet-là, il y a environ trois ans, je l’ai trouvé super puisqu’il regroupait plusieurs de mes envies.
Journaliste :
C’était la première fois que tu entendais parler du scandale des avortements et des stérilisations forcés à la Réunion ?
Anjale :
Je n’ai pas réussi à me souvenir d’à quel moment j’en ai entendu parler pour la première fois… Mais je connaissais vaguement l’histoire. Quand Sophie est venue me proposer de travailler avec elle, elle ne m’a pas immédiatement donné les détails du projet. Elle m’a dit : « voilà, ça se passe à La Réunion dans les années 70 et il y a un aspect un peu engagé et féministe ». J’ai tout de suite compris que ça allait parler de ça. Après, j’en ai appris beaucoup plus sur ce scandale en bossant sur Outre-mères.
Journaliste :
Il y a donc eu des recherches de menées ! Sachant que le grand public n’a en grande majorité jamais entendu parler de cette histoire, est-ce que c’était difficile de trouver des informations ?
Anjale :
Le plus gros des recherches, c’est Sophie qui l’a fait. Quand elle m’a contacté, elle avait déjà une première version de scénario. Moi, je suis venue apporter mon regard de personne ayant grandi à la Réunion. En juillet 2023, je suis allée sur l’île pour chercher de la documentation visuelle, il fallait trouver des images de la Réunion des années 70. Donc j’ai passé quelques jours à la bibliothèque départementale de Saint-Denis. J’ai aussi eu accès aux journaux d’époque, notamment le journal Témoignages (ce quotidien en ligne a été diffusé en version papier jusqu’en 2013, NDLR) qui a vraiment suivi l’affaire et son procès. Quant à Sophie, elle s’est beaucoup basé sur le livre de Françoise Vergès, « Le ventre des femmes » (sorti en 2017, cet ouvrage traite du scandale des avortements forcés à la Réunion, NDLR) et le reportage de Jarmila Buzkova Les trente courageuses de la Réunion, sorti en 2018.
Journaliste :
Ces « trente courageuses », ce sont les victimes qui ont osé porter plainte. Il y a effectivement eu un procès, mais l’affaire s’arrête là. Pourquoi c’est essentiel, selon vous, de mettre ce scandale des avortements forcés à la Réunion en lumière ?
Anjale :
Aujourd’hui, je trouve que c’est un peu compliqué de ne pas être constamment en colère. C’est un scandale qui touche au droit des femmes à disposer de leur corps, un droit récent dont les gens n’ont pas entendu parler. Je trouve cela aberrant ! D’autant plus que cette affaire met en lumière la façon dont la France a géré ses anciens territoires coloniaux. Cette manière un peu ambiguë de traiter les territoires d’Outre-mer, on en est encore témoin aujourd’hui. Parfois on les inclut, d’autres fois on en fait des exceptions… On se rend compte qu’il n’y a pas grand-chose qui change.
Journaliste :
Justement, dans le scénario du roman graphique, on retrouve ce parallèle fait entre la Métropole et La Réunion. Il y a d’un côté la vie de Lucie, qui vit sur l’île et subit une IVG forcée, et de l’autre celle de Marie-Anne, qui habite à Paris et s’engage pour le droit à l’avortement. C’est l’époque de la naissance du MLF et du manifeste des 343 salopes. Tu n’as utilisé que deux couleurs pour tes dessins, c’était un choix purement esthétique, ou c’était pour renforcer ce paradoxe ?
Anjale :
Le choix de la bichromie était, au départ, pour une question pratique. C’était un livre dense et ça prenait moins de temps de travailler sur ce système de mise en couleurs. Ça permettait aussi de donner un aspect un peu documentaire au livre, parce que j’ai un trait assez rond et je ne voulais pas qu’on pense que c’est une BD jeunesse. Une fois lancée, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas garder la même bichromie pour les deux histoires. Il fallait plutôt que je reste sur des couleurs chaudes pour La Réunion et des couleurs froides pour Paris. On peut les affilier aux températures, c’est basique, mais on peut aussi y voir des symboliques plus fortes. Par exemple, le rouge pour la violence de ce qui se passe sur l’île.
Journaliste :
Le roman graphique est sorti le 3 octobre 2024 et pour l’instant, tu enchaines les dédicaces (retrouvez les dates à la fin de l’article, NDLR)… Que pouvons-nous souhaiter à ton livre ?
Anjale :
C’est justement un point d’interrogation : qu’est-ce que ça va donner ensuite ? Mon espoir, c’est que la BD remette un petit coup de projecteur sur cette affaire, que cela amène d’autres ouvrages à voir le jour… Des ouvrages avec un point de vue peut-être un peu plus intime, car on dispose de peu de témoignages. J’aimerais qu’Outre-mères permette à des petites filles d’en parler avec leurs grands-mère, par exemple.
Le 17 janvier 2025, on célébrera les cinquante ans de la loi Veil. Anjale espère que cet événement créera un espace médiatique « prêt à entendre » et à « mettre en avant » l’histoire de ces femmes. Celles qui se sont battues pour l’avortement, bien sûr, mais aussi celles qui en ont été victimes contre leur gré. Des femmes au destin tragique, que le superbe roman graphique Outre-mères nous invite à ne jamais oublier.
Pour rencontrer Anjale et faire dédicacer votre exemplaire d’Outre-mères, rendez-vous :
- le 16 novembre de 15 h à 18 h à la librairie Expérience (Lyon 2)
- le 16 novembre à 20h au Collège Truffaut (pour le spectacle »dessine-moi une impro » dans le cadre des »Échappées inattendues »)
- le 23 novembre à la Voie des bulles, Saint-Pierre (île de La Réunion) de 9 h 30 à 12 h 30
- le 23 novembre à la Fnac Le Port (île de La Réunion de 15 h à 18 h)
- Le 7 décembre sur le festival BDPI au jardin de l’État, à Saint-Denis (île de La Réunion) – plus d’infos à venir…