On dit que la musique adoucit les mœurs. Surtout, et ce depuis la nuit des temps, elle est un moyen de véhiculer des messages, d’unir les foules et de résister. Puisque les rakontèr zistoir font partie intégrante de la culture créole, revenons sur le destin d’une artiste résolument libre, qui marqué l’histoire de l’île. Découvrons ensemble qui était Célimène, la muse des Trois Bassins.
Aucun Réunionnais n’ignore l’importance du 20 décembre, jour où se célèbre chaque année la Fèt Kaf. C’est en effet à cette date, en l’an 1848, que l’abolition de l’esclavage a été prononcée sur l’île par M. Sarda-Garriga. Ce sont alors plus de 62 000 personnes qui accèdent à la citoyenneté… de quoi bouleverser toute la société ! À cette époque, Marie-Monique Jans, dite Célimène, à quarante-et-un ans. Elle incarne à ce jour parfaitement la société réunionnaise pré et post abolition de l’esclavage. Mais revenons aux origines de cette Célimène Gaudieux, une femme qui a sans aucun doute marqué l’histoire de l’île de la Réunion.
Une descendante d’esclaves affranchie
Marie-Monique Jans naît dans une colonie esclavagiste de Saint-Paul, le 20 avril 1807. Elle ne naît pas libre, puisque sa mère, Candide, est une esclave. Le père de Marie-Monique, un certain Louis-Edmond Jans (parfois écrit Jeance) achète la liberté de sa compagne et de sa fille en 1811. L’arbre généalogique de l’enfant est à l’image de la société réunionnaise de l’époque : complexe. Son père est un créole libre et sa mère une esclave. Lorsqu’ils se mettent en couple en 1806, ils transgressent une règle sociale bien établie : le concubinage entre Noirs, « Libres de couleur » et Blancs (ce mot désigne ici plus un statut qu’une carnation) est interdit.
On sait aujourd’hui que ces unions interraciales, consenties ou non, ont été légion. Elles sont à l’origine du métissage de la Réunion et de l’étiolement de l’édifice colonial. Autre chose qui étonne, dans la famille de Marie-Monique Jans : son grand-père paternel était un « noir libre », cultivateur à La Saline, lui-même propriétaire d’esclaves. Marie-Monique est donc une esclave affranchie dont le père était, lui aussi, d’origine affranchie. Elle serait même la petite-fille d’Évariste Desiré de Forges, vicomte de Parny, célèbre poète français de la période préromantique.
Musicienne et femme de caractère
Dans les années 1830, Marie-Monique traverse successivement le divorce de ses parents, le décès de sa sœur Marie-Céliste et celui de son compagnon, Ferdinand Lebreton dit « Ovide ». Avec lui, elle a eu une petite fille, Marie-Louise Ovida, qu’elle élève d’abord seule sur la propriété familiale de La Saline. En 1839, Marie-Monique épouse un maréchal-ferrant dans la gendarmerie, Pierre Gaudieux. Ensemble, ils s’installent dans un relais d’attelage sur la route des Trois-Bassins. C’est là que la vie publique de cette artiste créole engagée commence. Musicienne et femme de caractère, Marie-Monique joue de la guitare et chante aux voyageurs, en créole ou en français, des textes cinglants de sa composition.
Louis Simonin, ingénieur et explorateur français, écrira d’elle :
« Elle déchire à belles dents celui qui s’attaque à elle, et sa répartie est prompte en prose comme en verre. »
Créole, Gros Blancs et voyageurs distingués, tous célèbrent la gouaille de Célimène. Devant ses admirateurs, la poétesse n’a peur de rien. Elle chante en s’accompagnant à la guitare : « Missié le blanc et malhonnête, nana figure comme bêbête, nana le quer comme galet, nana la langue comme zandouillette… » (extrait de sa satire la plus célèbre Sacouillé le Préjugé). Sur la chaîne Youtube de Zinfos974, le géographe Mario Serviable explique qu’avec son art, Célimène a joué un rôle considérable de « contre-pouvoir ». En effet à l’époque, une autre femme puissante laisse planer son aura sur la région des Trois Bassins… Face à l’esclave affranchie et engagée, on retrouve en effet la fameuse Madame Desbassayns. Nous vous avons conté le destin de cette intransigeante esclavagiste et femme d’affaires créole le mois dernier.
De l’oubli à la renommée
Mais alors pourquoi Célimène ? Marie-Monique Jans choisira comme nom d’artiste le prénom de sa fille née en 1846. Symbole éternel de la poésie populaire réunionnaise, « la mulâtresse et poète » lithographiée dans l’Album de la Réunion (1862) d’Antoine Roussin meurt à Saint-Paul, le 13 juillet 1864. Longtemps oublié, cette célèbre réunionnaise est aujourd’hui justement reconnue. David Hoarau et Patrick Sida lui rendent hommage en 1996 avec leur duo baptisé Célimène. En 2000, un piton et le collège de la Saline Saint-Paul sont baptisés à son nom. En 2005, le Conseil Départemental de La Réunion a créé le « Prix Célimène », un concours de créativité, destiné aux femmes artistes amateurs de l’île de la Réunion.
Les hommages à Célimène, la muse des Trois Bassins, ne manquent pas ! Le dernier en date remontant au 8 mars 2022, journée internationale des droits des femmes. Un buste à son effigie a été installé dans le collège Célimène Gaudieux, à Saint-Paul.
Sources : www.ouest-lareunion.com ; www.zinfos974.com ; www.departement974.fr ; www.ouest-lareunion.com