Dès le XVIIIe siècle, avec l’engagisme à la Réunion, des milliers d’Indiens sont arrivés sur l’île pour travailler. Ils sont les ancêtres des Malbars qui représentent aujourd’hui un quart des réunionnais.

L’île de la Réunion est une terre de métissages. Cafres, Malbares, Yabs, Zoreils… C’est à coup de migrations (forcées ou volontaires) que s’est peuplée l’île. L’engagisme à la Réunion ou Indenture labour (travail sous contrat en français) est un chapitre important du grand livre de l’histoire des migrations de l’île.

À la recherche d’une vie meilleure dans les colonies

Tout commence en 1848, lorsque la France décide enfin d’abolir l’esclavage dans ses colonies. À la Réunion, c’est le commissaire général de la République, un certain Sarda Garriga, qui est chargé de faire appliquer ce décret. Le 20 décembre 1848, il déclare officiellement l’abolition, libérant ainsi les 64 700 esclaves de l’île. Cette date fait évidemment partie des jours aujourd’hui célébrés annuellement par les Réunionnais. C’est la fameuse Fèt Kaf (Fête des Cafres en français), un jour férié pour les réunionnaises et réunionnais.

Qui dit fin de l’esclavage dit fin des travaux forcés… du moins en théorie. Ce qui est sûr, c’est que les « Gros-blancs » (ce mot désigne les représentants de la bourgeoisie blanche descendants des colons) ne peuvent plus compter sur leurs esclaves pour travailler dans les champs ou construire des infrastructures. Ils sont donc en quête d’une nouvelle main d’œuvre… une qui soit corvéable, si possible ! Puisque les volontaires se font rares sur les îles, les colons décident de se tourner vers l’étranger. Ainsi né l’engagisme à la Réunion, ou le relai de l’esclavage dans les colonies.

France, Portugal, Royaume-Unis… L’Europe compte sur les travailleurs libres du bout du monde pour reprendre le labeur des anciens esclaves. De ce nouveau système découlent des importants flux de main-d’œuvre engagée, dictés par l’expansion coloniale de l’Europe. Ce qui pousse ces travailleurs issus de pays pauvres à tout quitter et traverser les océans ? La promesse d’un bon salaire et d’une meilleure vie.

La Genèse de la communauté Malbar

Michèle Marimoutou Oberlé, docteure en histoire, explique dans une vidéo produite par le Musée de Villèle : « l’engagisme est un phénomène mondial puisqu’il va concerner plus de trois millions de travailleurs qui vont être envoyés dans une quarantaine de colonies. Parmi ces trois millions de travailleurs, la moitié sont d’origine indienne. » Ce qui distingue l’engagisme à la Réunion, c’est la précocité de sa mise en place. Les premiers engagés arrivent sur l’île dès le mois d’avril 1828, à bord de La Turquoise. Débarquent alors quinze travailleurs du Telingas, un ancien royaume du sud de l’Inde. Ce sont les premiers « engagés du sucre », qui travaillent au côté des esclaves.

Stoppé en 1839, ce phénomène reprendra dès 1848, avec l’abolition de l’esclavage. En une dizaine d’années, environ 37 000 engagés débarqueront à la Réunion avec des contrats de cinq ans. C’est la Genèse de la communauté des Malbars de la Réunion qui représente aujourd’hui un quart de la population de l’île. Si cette arrivée massive d’Indiens marque la naissance de la communauté Malbar telle qu’on la connait aujourd’hui, leur présence sur l’île remonte à bien plus loin. La présence indienne à la Réunion remonte en effet au début du peuplement de l’île, dès le XVIIe siècle.

Michèle Marimoutou Oberlé, dans son article « Les Indiens à La Réunion, une présence ancienne » (Hommes et Migrations, n°1275) nous apprend que le premier esclave de la Réunion était un jeune indien. Selon elle, quinze des trente-sept femmes considérées comme les grands-mères des réunionnais étaient d’origines indo-portugaises. Il s’agit de Suzanne Ragolin, Catherine et Thérèse Heros, Sabine Rabelle, Félicie Vincente, Dominique, Françoise et Domingue Dos Rosarios, Andrée, Ignace et Marguerite Texeira, Louise de Fonseca, Genevière Mila, Monique Pereira et Catherine Mise.

L’engagisme à la Réunion, une nouvelle forme d’esclavage ?

En échange de cette nouvelle vie dans les colonies, ces travailleurs africains, indiens, javanais, chinois, etc, signent un contrat d’engagement (la durée varie) qui les lie à leur patron, celui qu’on appelle l’ « engagiste ». Les conditions de travail, le salaire (souvent maigre) et les modalités de rapatriement sont également décidés au préalable. Le contrat garanti aussi aux travailleurs étrangers le respect de leur culte. Sur le papier, on pourrait penser la transaction bénéfique pour ces travailleurs en quête d’une vie meilleure… mais la réalité est tout autre.

Virginie Chaillou-Atrous, autrice de « L’engagisme dans les colonies européennes au XIXe siècle » (Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe en ligne) explique : « Le statut des engagés n’est guère enviable une fois arrivés dans la colonie d’accueil. Déracinés, fragilisés, mal considérés, ils sont voués à une existence de servitude ». Selon cette spécialiste des circulations et des migrations forcées dans l’océan Indien occidental, « les conditions de travail des engagés chinois à Cuba ou des engagés africains à la Réunion sont particulièrement difficiles. »

Engagisme à la Réunion
Paillottes abritant les Malabares des sucreries à Bourbon. Jules Gaildrau. 1887. Estampe. © « La France coloniale illustrée : Algérie, Tunisie, Congo, Madagascar, Tonkin et autres colonies françaises… / par A.-M. G. » ; Coll. Bibliothèque départementale de La Réunion

L’historien britannique Hugh Tinker va plus loin en affirmant que l’engagisme à la Réunion comme ailleurs est une nouvelle forme d’esclavage. En effet, si ces engagés sont juridiquement libres, ils vivent parqués dans des camps sur leur lieu de travail. Il leur faut une autorisation de leur « patron » pour quitter les plantations. En réalité, les engagistes rachètent les contrats des travailleurs, ce qui fait d’eux, en quelque sorte, leurs propriétaires. Ils peuvent ainsi céder ou transporter « quand et à qui bon lui semble » leurs engagés. Quant aux salaires, lorsqu’ils sont payés, ils sont loin d’être mirobolants…

 

 

Et les engagées dans tout ça ?

La majorité des engagés de la Réunion sont des hommes. Les femmes sont peu désirées, car elles n’ont pas la force physique de travailler en moyenne quinze heures par jour dans les plantations. D’ailleurs, dès 1850, on donne même des primes aux transporteurs pour qu’ils fassent venir des femmes. Finalement, sur les 117 000 engagés indiens de la Réunion, on estime à 15 % la part de femme. Les rares indiennes qui arrivent non mariées servent d’appât pour inciter les hommes à se réengager à la fin de leur contrat. Il n’empêche que, d’une certaine façon, l’engagisme a été un moyen pour les femmes indiennes de s’émanciper. Les chiffres montrent que parmi ces engagées indiennes, nombreuses appartenaient à des castes inférieures ou avaient été mises au ban de la société. 

Les rares engagées arrivées à la Réunion ont inspiré un des personnages de la bande dessinée « Cinq réunionnaises, cinq destins » (Epsilon, 2022). Dessinée par Arupiia, cette femme indienne arrivée avec ses enfants est le seul personnage fictif de la BD. Baptisée Siya, elle rend hommage « à toutes ces femmes, héroïnes anonymes du quotidien, dont les noms ont été oubliés, mais qui ont contribué à écrire l’histoire de l’île ». Ces femmes ont joué un rôle essentiel dans la transmission de leur culture au sein de mariage interethnique.

La créolisation, ou la création d’une nouvelle culture

Le nom de cette héroïne fictive rappellera d’ailleurs des souvenirs aux réunionnaises et réunionnais… Il est le même que celui d’un personnage emblématique du maloya traditionnel : Monmon Siya, chanté par Firmin Viry dans « Kafé griyé ». La présence d’une indienne au cœur de l’imaginaire réunionnais est un parfait exemple de la créolisation et de cette mosaïque de cultures que forme la Réunion. Des traces des véritables engagées indiennes, on en a peu. Le Musée de Villèle parle de l’engagisme à la Réunion sur son site internet. Il évoque une certaine Naly Péry « Indienne libre, de la caste des Parias, âgée d’environ trente-cinq ans, native d’Yanaon » (territoire de Pondichéry). Cette dernière arrive en 1830 sur l’île pour travailler à Sainte-Suzanne chez un certain Joseph Desbassayns, fils de la tristement célèbre Madame Desbassayns. La jeune indienne Naly Péry mourra seulement sept mois après être arrivée à la Réunion…

Une immigration en trois temps

In fine, cette immigration massive d’Indiens vers la Réunion s’est faite en trois phases. Pour commencer, la phase expérimentale s’étale de 1828 à 1830. Puis vient la deuxième, de 1848 à 1860, qu’on pourrait appeler « immigration des comptoirs » et cible des sujets français. Elle fait ensuite place à la dernière phase, avec la création d’un accord entre la France et la Grande-Bretagne. Si bien qu’à partir de 1860, les immigrants indiens qui débarquent à la Réunion sont des sujets britanniques mieux considérés. C’est à la veille de la Première Guerre mondiale seulement que l’immigration de travailleurs engagés se fane peu à peu. Elle disparait complètement au milieu du XXe siècle.

À l’époque actuelle à la Réunion, on appelle « Malbars » les descendants de ces travailleurs engagés du sud de l’Inde. Ils constituent une part importante de la mosaïque que forme la population réunionnaise. Présents en nombre à l’est, du côté de Saint-André, mais aussi au sud-ouest de l’île, on leur doit des temples colorés comme le Colosse, et des traditions et fêtes fascinantes. 

Sources : https://ehne.fr ; www.persee.fr ; www.portail-esclavage-reunion.fr
Images de Une : carte de la Réunion, L. Maillard 1884 © BNF
+ Temple du Petit Bazar, Saint André © qdos / Wikipédia